Fedoul Senia
Doctorante en histoire
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Sujet de thèse :
“Les rôles et les évolutions de l’œnologue et du sommelier dans la construction et la promotion des goûts des vins français à l’international, à partir des années 1950 à nos jours“
Année d’inscription : 2015
Directeur de thèse : Pierre Cornu
Projet de thèse
Faire l’histoire des acteurs de la mondialisation du goût du vin s’avère un défi particulièrement difficile, qui exige une approche à la fois multiscalaire et interdisciplinaire, avec un fort recours à l’enquête orale.
La construction des identités professionnelles des oenologues et des sommeliers est assez récente, mais pour reconstituer la création et l’affirmation de ces identités, on se trouve obligé de mobiliser un contexte particulièrement dense, à la fois social, économique, politique et culturel. En effet, l’oenologue et le sommelier s’intègrent d’emblée à un processus d’expansion du système de la vigne et du vin, et deviennent les acteurs d’une mondialisation du goût qui a un impact très important aussi bien sur la production que sur la consommation.
Pour mettre en contexte la trajectoire de ces deux professions, il faut donc les intégrer dans l’histoire de la consommation des vins, en s’intéressant à la fois à la culture de masse et à celle des élites.
Une approche renouvelée de l’histoire du système de la vigne et du vin
Les terroirs et les régions viticoles ont leur histoire, de même que les coopératives, le négoce, le marché, les pratiques de consommation ou même l’imaginaire du vin. Mais le goût en lui-même est plus difficile à cerner, et si on veut le saisir autrement que par les prix ou par les représentations, il faut parvenir à documenter le point de jonction entre qualités physiques du produit et perceptions – donc, ce qui se joue entre la coupe et les lèvres. Or, les caractéristiques organoleptiques tout comme le ressenti de la dégustation sont des construits sociaux et culturels, qui ne sont pas intemporels, et qui ne se situent pas de manière passive dans une suite linéaire qui irait des producteurs aux consommateurs, mais qui, dans le monde contemporain, sont l’œuvre d’un petit nombre d’acteurs de la dégustation qui interagissent aussi bien avec l’amont qu’avec l’aval du système, à plus forte raison quand le producteur et le consommateur sont séparés par des milliers de kilomètres et par de grandes différences socioculturelles. Autrement dit, le goût n’est pas seulement un résultat de l’histoire du vin, il en devient un élément moteur dans la phase de mondialisation. Et c’est justement en s’intéressant à ces acteurs autant qu’à leurs pratiques et à leurs relations avec l’ensemble du système de la vigne et du vin que l’on peut espérer comprendre quelque chose aux enjeux complexes que sont le goût et la qualité dans leur fonction de production des identités et des représentations à l’ère de la consommation globale.
Certes, depuis une vingtaine d’années, les prescripteurs, critiques et winemakers (dont le célèbre Robert M. Parker) les plus importants sont l’objet d’études et d’enquêtes nombreuses. Les biais et controverses de l’appréciation des vins font la une des journaux et inspirent les documentaristes (notamment depuis Mondovino en 2003). Mais le background de ces acteurs est mal éclairé, et la généalogie historique du discours « expert » sur le vin est bien peu connue. Le goût du vin est un enjeu majeur de l’expansion de son marché dans la seconde moitié du 20e siècle, il mérite une histoire, celle de ses acteurs.
La problématique de la thèse repose ainsi sur le processus historique par lequel s’est construite l’alliance entre le goût, la qualité des vins et l’affirmation de la notion de terroir comme référent global. L’hypothèse qui guide ma réflexion est que l’évolution et l’affirmation des métiers d’œnologue et de sommelier à partir des années 1950 ont permis une diffusion du discours sur le vin, construisant dans l’espace mobile de la globalisation une référence territoriale ambivalente, issue de l’univers français de la vigne et du vin, qui est celle du « terroir », associée au modèle français également de l’« accord vins et mets », mais largement « traduite » et réinterprétée dans l’économie de la mondialisation. Cette histoire n’est en effet pas linéaire, et il ne s’agit pas de raconter le triomphe d’un modèle unique. D’autres logiques coexistent, d’autres modèles s’affirment dans les marchés, et la notion de goût à tendance à s’hybrider, notamment dans la période la plus récente. Mais pour comprendre ce qu’est devenu le marché mondial des vins de qualité, il me paraît important de comprendre quels acteurs permettent de relier l’échelle des terroirs, celle de la structuration nationale des métiers, et celle, mondiale, de la circulation des produits et des pratiques de dégustation et de valorisation.
Le sujet proposé a une dimension évidente d’histoire des sciences et des techniques.
La chimie du vin est un secteur stratégique dans la seconde moitié du 20e siècle, et la profession d’œnologue se construit essentiellement sur un capital scientifique et sur une maîtrise technique. Mais c’est avant tout une histoire sociale qui doit être mobilisée pour ce sujet, par le suivi prosopographique des acteurs de la prescription du goût des vins. Acteurs individuels, saisis par l’enquête orale, mais également acteurs collectifs, à travers les associations et événements liés à la dégustation. Enfin, il s’agit bien sûr d’ouvrir sur une histoire socioculturelle du rapport au produit « vin » des sociétés contemporaines, en cherchant à comprendre les conditions et les limites ou contradictions du modèle du terroir dans son internationalisation.