Que sait-on de la France rurale ? 29/01/24 Podcast – Interview Edouard Lynch
Ce lundi, à l’appel des syndicats majoritaires, les agriculteurs se sont
donnés rendez-vous pour bloquer la capitale. Comment expliquer cette
colère, et de quelle façon le pays la perçoit-elle ? En quoi la réalité
rurale s’est-elle complexifiée ces dernières années ?
- Gilles Laferté Sociologue, directeur de recherche à l’INRA, au CESAER à Dijon et au CMH à Paris
- Clémentine Comer Docteure en sciences politique, post-doctorante à l’INRAE
- Edouard Lynch
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2,
membre du Laboratoire d’études rurales, spécialiste de l’histoire de la
paysannerie française au XXe siècle
Les manifestations et les blocages mis en place depuis dix jours par les
agriculteurs français ont surpris autant le gouvernement que l’opinion
publique.
Pourtant, les études universitaires sur le monde rural se sont profondément
renouvelées en même temps que les représentations documentaires et de
fiction d’un univers dont l’unité rêvée du passé a laissé la place à une
variété de situations en rendant difficile la lecture.
Comment comparer les revenus d’un éleveur laitier de moyenne montagne, d’un
céréalier du Poitou et d’un maraîcher de région parisienne ?
Qui informe nos gouvernements sur cette multiplicité de cas difficilement comparables ?
Un monde rural qui fait face à de fortes mutations
« Sur la question de l’agriculture, la grande différence par rapport sans
doute aux périodes précédentes, c’est qu’aujourd’hui elle est embarquée
dans des conflits qui la dépassent politiquement et, par ailleurs, la
place des agriculteurs dans la construction, la représentation des
espaces ruraux est tout sauf évidente, sachant qu’ils sont extrêmement
minoritaires aujourd’hui » explique Gilles Laferte.
« On n’a plus du tout les chiffres de la paysannerie des années 60 ou
70. Ça ne se compte plus en millions, ça se compte en centaines de
millions. Et donc ils sont eux-mêmes minoritaires dans les espaces
ruraux dont ils sont, un peu médiatiquement, par habitude et par
construction politique, les représentants prioritaires ».
Edouard Lynch poursuit « En effet, je voulais
souligner à la fois une crise de représentation et en même temps qui
permet, je pense, de comprendre les formes de résistance des
représentants et des agriculteurs eux-mêmes face aux changements qu’on
leur impose. C’est aussi qu’il faut ne jamais oublier que la période qui
va des années 50 aux années 80, qu’on associe à la période de la
croissance et de la modernisation agricole, est quand même la première
fois dans l’histoire où les agriculteurs ont pris en main la gestion de
leurs intérêts. Et pour nous, ça nous paraît quelque chose d’assez
simple ou de normal, mais on a eu une vraie appropriation par la
profession, ses représentants, mais qui a été aussi intériorisée par les
agriculteurs, qu’enfin ils étaient à leur place dans la société. Et je
pense qu’aujourd’hui c’est très compliqué ce processus, on va dire, de
dépossession. Parce que c’est une double dépossession. C’est une
dépossession sur leur pouvoir économique, leur légitimité économique, et
en même temps sur leur pouvoir symbolique ».
Clémentine Comer apporte un regard féministe : « Ce qu’il faut signifier c’est que pendant longtemps il y a eu une sous-reconnaissance du travail des femmes, donc de fait elles échappaient aux catégories statistiques. Mais de manière contemporaine on voit bien qu’il y a un peu un double mouvement. Il y a eu en effet un recul de l’emploi féminin agricole avec de nombreuses compagnes d’agriculteurs qui sont allées travailler à l’extérieur. Mais pour les actifs qui sont restés, on a un épuisement aussi du modèle de couple agricole, qui était régi justement par une forte logique de complémentarité des sexes (…) et on voit s’imposer une remise en cause du modèle, en tout cas des qualités attendues de la bonne agricultrice et donc un renouveau aussi des manières d’envisager le métier ».