La musique d’orchestre : Uniforme et variations
Le monde de la musique d’orchestre est porteur de contraintes fortes : l’uniforme y est de mise, héritier du frac encore en vigueur et adopté depuis le XIXe siècle. Quelques nuances y sont apportées, jusqu’à parfois chercher à casser les codes. Mais surtout, les changements du travail et de l’emploi ont orienté bien des musiciens et musiciennes à pratiquer différents styles de musique et dans des lieux a priori non artistiques. Les manières de s’habiller s’en ressentent.
Autant de tenues que de situations de travail
Le vêtement des professionnel·les de la musique change en fonction de la nature des musiques et des formations qui les jouent : orchestre symphonique, musique de chambre…. Mais aussi, de la place occupée dans l’orchestre : concertiste ou soliste ; ou du moment où elles se jouent : répétitions ordinaires, répétition générale, concert… Et donc des lieux : scène, studio, lieu de répétition, chez-soi… De manière générale, le travail de l’artiste ne se limite pas, comme par transcendance, à de la création. Ses activités tendent à se diversifier : monter des dossiers, construire des réseaux, assurer des relations publiques, faire des formations, des stages, intervenir dans diverses institutions : écoles, hôpitaux, Ehpad, prisons… Autant de vêtements vont correspondre à ces situations plus ou moins déterminées par des convenances sociales ou la mise en jeu de l’image de soi. Si le temps du concert reste solennel et support d’un long travail de répétition et de concentration, il ne serait pas ce qu’il est sans toutes ces pratiques sociales et professionnelles. Alors, y a-t-il un « cœur de métier » pour les musiciens et musiciennes ? Au-delà de la diversification, du constat de pluralité, quel poids pour chaque activité dans la totalité du travail fait ? Et quelle importance l’artiste accorde-t-il à chacune de ces activités ? La tenue de scène est-elle celle qui compte le plus ?
Une liberté modulée
Si la musique est censée élever les âmes, la pratiquer n’épargne pas le corps : la tenue vestimentaire des musicien.nes d’orchestre obéit à des règles strictes qui imposent souvent l’uniforme. Il s’agit de symboliser un ensemble, de ramener à un tout des dizaines d’artistes vêtu.es le plus souvent de noir (costume, robe), avec quelques touches de blanc (chemise, jabot). Le rôle dans l’orchestre et l’instrument pratiqué ajoutent de la variation, tout comme le genre (robe pour les femmes, parfois pantalon et manches courtes ou longues pour les hommes). L’habit dépend aussi des mises en scène (musique de théâtre, de concert ou militaire, concerts réguliers ou festivals d’été ; concert public ou privé) et du statut (concertiste, soliste ou chambriste). Un contrat de travail peut exiger une « correction parfaite » ou une tenue qui « ne peut, en aucun cas, relever de l’initiative personnelle » ; un règlement intérieur ou un billet de service annexé au contrat peut préciser que « la tenue est fournie », ici par le musicien lui-même », là « par l’orchestre », pour une certaine période. L’entretien des tenues fait également l’objet de modalités expresses précises : pris en charge par l’orchestre, il peut aussi prendre la forme d’une carte de pressing individuelle fournie à l’artiste. Ces règles de tenue vestimentaire correspondent à des « usages », pratiques anciennes généralement acceptées par les professionnel.les qui les considèrent obligatoires. Ces usages du métier constituent des règles juridiques inscrites dans le sillage de la loi qui permet de restreindre, de manière proportionnée, le droit pour le/la salarié.e de se vêtir à sa guise dans des circonstances précises, liées à la nature de l’activité de l’entreprise ou à la tâche à effectuer (Art. L.1121-1 du code du travail). Ils peuvent être repris dans le règlement des orchestres et dans les contrats de travail des musicien.nes et s’imposer.
La scène et les coulisses
Le photographe le sait bien, le travail « d’artiste » ne se limite pas au temps de sa (re)présentation. Il n’est pas simplement, pour le/la musicien.e, le temps du concert ou celui de l’exposition pour le photographe. Il y a tout le parcours pour arriver à ce moment, un parcours qui transcende vie professionnelle et vie personnelle. Je choisis donc rapidement de ne pas me cantonner au bel habit de lumière. Il y a différents vêtements, car différents types de représentation mais aussi parce qu’il y a le travail chez soi, devant un ordinateur ou à s’entraîner dans une salle de répétition. Il y a les moments où l’on joue et les moments où l’on ne joue pas. Luca Mariani, hautboïste, nous a ouvert sa garde-robe et prêté de son temps pour représenter cela. Tour à tour, il endosse les habits des différents moments de son travail. Pour le montrer, j’ai choisi de placer au centre la photographie « attendue » du musicien – beau costume, instrument à la main – et tout autour d’évoquer les différents moments qui mènent à cet acmé.
Présentations et représentations vestimentaires
Dès les premiers échanges entre le photographe et le sociologue, une idée devient centrale : le travail artistique ne se limite pas à des œuvres résultant du seul travail de création. Assez vite, le choix s’oriente vers un dispositif qui consiste à suivre un même artiste au fil de ses activités. Les artistes des recherches antérieures du sociologue serviront de ressource. Rendez-vous est pris. Le sociologue réalise un entretien plutôt libre avec un joueur de hautbois, ravi de pouvoir parler d’un sujet selon lui peu discuté dans le milieu, mais révélateur de bien des réalités. La présence de la photographie dans la recherche et le thème du vêtement au travail ont ainsi ouvert le terrain d’une manière singulière. Un concert est prévu à Genève, les trois protagonistes imaginent un scénario : passer quelques jours avec l’orchestre, les suivre au quotidien, en répétition, sur scène, ailleurs, et capter quelque chose des vêtements au travail. L’organisation fut aussi compliquée que l’idée était stimulante, cela ne se fera pas. Le photographe rencontre seul le musicien, comme le chercheur avant lui. Il reste une série d’images d’un hautboïste à différents moments, échangées entre sociologue et photographe pour décider du mode de leur exposition.