Bouchers indépendants au Maroc : des normes vestimentaires en mutation
L’enquête cible des bouchers indépendants installés à Rabat et à Kénitra, qu’une quarantaine de kilomètres sépare. Si une intéressante concentration de boucheries indépendantes a été observée à Kénitra, à Rabat, la régression de leur nombre est flagrante, s’expliquant principalement par la conjonction de plusieurs facteurs : le prix élevé des fonds de commerce, la rentabilité limitée de l’activité et la vive concurrence des boucheries de la grande distribution. Ces contextes contrastés influent-ils sur les manières de s’habiller ?
Le boucher, c’est le tablier !
Dans l’enquête menée auprès de bouchers marocains, le vêtement au travail se révèle être une tenue de ville simple, pratique à défaut d’être protectrice, plus ou moins sale et parfois usée, trahissant la précarité de leur condition. Le tablier y apparaît comme le principal invariant vestimentaire : de formes diverses, blanc, noir ou coloré, immaculé ou taché ; il tend de plus en plus à être un support marketing, estampillé du logo de l’entreprise. Le plus souvent, les considérations pratiques priment sur l’hygiène et la sécurité : c’est pour le confort que la majorité travaille en baskets ou en sandales et que peu portent des gants. Le vêtement sale n’est source d’aucun discrédit, à condition d’être régulièrement changé. Ni exhibée ni cachée, la saleté est plutôt assumée comme le juste reflet du travail. Les considérations esthétiques ne surplombent le reste qu’en de rares exceptions ; à l’instar des touches « mode », étrangères au métier, apportées par un apprenti à sa tenue. Tablier à bavette dans lequel il se trouve beau, chemise ajustée, jean slim, veste et casquette mise à l’envers font sa singularité stylistique. La réflexion autour du vêtement au travail se trouve actualisée par le déploiement des boucheries de la grande distribution qui sonne l’obsolescence de certaines façons de penser et de faire. Quid de son rôle dans la manière d’endosser le métier et de construire sa crédibilité professionnelle ?
Propreté et sécurité : règles et marges de manoeuvre
Contrairement au Code du travail français, le marocain ne s’intéresse pas à la façon de s’habiller des salarié.es. Son article 9, qui interdit « toute discrimination », ne comporte pas de disposition sur la liberté de s’habiller et la notion d’« apparence physique » n’existe tout simplement pas. En revanche, on trouve des considérations liées à l’hygiène et à la sécurité similaires à celles d’autres législations. Ainsi, en plus d’un agrément sanitaire comportant des exigences minimales sur l’hygiène et le respect d’un programme d’autocontrôle nécessaire pour pouvoir établir ou maintenir l’activité de toute entreprise agro-alimentaire, l’entreprise est tenue par des impératifs légaux et réglementaires, notamment sur l’hygiène et la sécurité. Un décret du 6 septembre 2011, applicable à tous les métiers liés à l’alimentaire, dispose en effet dans son article 60 que « quiconque, dans la chaîne alimentaire est amené à manipuler des produits alimentaires doit respecter un niveau élevé de propreté personnelle et porter une tenue adaptée aux travaux effectués ». Les exigences sur la propreté du corps et sur la tenue vestimentaire vont donc de pair. Cependant, l’exigence de normes vestimentaires strictes en apparence n’empêche pas des pratiques divergentes et assumées comme telles. Sans doute parce que la loi qui impose de porter une tenue adaptée ne délivre pas le détail de cette tenue, ce qui laisse une marge de manœuvre aux entreprises et aux salarié.es.
Une mise au point progressive pour trouver un équilibre
Tentative d’épuisement d’un lieu marocain : avec Samia, nous allons à la rencontre, en un temps court, d’un maximum de boucheries, les plus diverses possible. Le but n’est pas l’illustration d’un propos que me donnerait la sociologue. Elle m’ouvre l’accès à « son » terrain et me laisse libre cours pour l’appréhender, de la prise de vue jusqu’au choix final des photos. Je lui explique qu’en effet, le travail d’un photographe ne se limite pas à la prise de vue, un autre moment important étant la mise en récit, par le travail d’édition des images.En résultent des bandes d’images, ici présentées en format réduit. En rapprochant deux images, déjà, un récit se crée. Mais pour que la recette soit réussie, il faut un subtil mélange qui naît de la tension entre le fond de l’image (ce qu’elle vient signifier) – par exemple, ici, un contraste entre l’application au maniement du hachoir et la détente du boucher qui pose, fier – et ses attributs purement formels, tels que la colorimétrie, le jeu entre les plans, etc. S’ensuit le peaufinage avec l’agencement des photographies entre elles, où, là encore, il faut bien évaluer le poids de chaque image afin de trouver le parfait équilibre. La photographie, c’est un peu comme un assaisonnement, tout est une question d’accords et de dosages.
Dialogue et distance
dans le croisement des regards
L’immersion durant plusieurs jours auprès de bouchers au Maroc a rendu nécessaire la tenue d’une série de discussions sur les spécificités méthodologiques de l’enquête. Photographe et sociologue investissent le terrain chacun à sa manière avec une influence réciproque limitée. Ne comprenant pas l’arabe dialectal, langue des échanges avec les bouchers, le photographe en est écarté. À son tour, seul avec son appareil, ses réglages, ses déplacements et sa communication avec le terrain, il réalise son travail en excluant la sociologue. La mise en dialogue des deux approches autour du vêtement au travail pose la question du ressort analytique de la photographie et de ses potentialités à produire une réflexion en images, conciliable avec l’analyse sociologique.