Métiers de la chimie : protection des corps et différentiation des travailleur/euses
Les usines de chimie de spécialité, classées Seveso, sont dangereuses à cause des matières stockées et/ou des processus de production. Sont redoutés des évènements (explosion, incendie, dégagement de produits nocifs..) dont la fréquence est rare, mais la gravité élevée. Ces usines se sont profondément transformées au fil des années, à la fois techniquement et socialement. A cause de l’automatisation et de la numérisation de la production, les ouvrier.es ne représentent qu’environ 30% des effectifs ; le nombre des ingénieur.es et technicien.es a par contre fortement augmenté.
Des vêtements signalétiques
Le vêtement au travail permet de distinguer deux populations dans l’usine. Le personnel ouvrier porte des équipements de protection individuelle (EPI), différents selon les activités, suivant les règles de sécurité édictées au fil du temps et rappelées à l’aide de textes ou de pictogrammes. Ces EPI sont perçus comme la première défense contre les risques liés à leur travail. Les autres salarié.es sont en habits de ville, parfois protégés par une surveste lors des déplacements dans l’atelier ou les salles de contrôle, ou par une blouse dans les labos d’analyse. Survestes et blouses sont déposées avant d’aller à la cantine. Le personnel ouvrier conserve sa cotte, en raison du danger, mais aussi des temps de rotation dans les équipes pour la pause repas. Les vêtements portés dans l’atelier condensent de nombreuses informations : règles de sécurité, connaissances sur les matières, les installations et les équipements. Les couleurs des cottes et des casques permettent des distinctions, rapides et utiles en cas de danger, entre salarié.es de l’usine et sous-traitant.es, entre des qualifications acquises (intervention incendie, secouristes…), entre les niveaux hiérarchiques. Les EPI résultent également de négociations entre patronat et représentant.es du personnel.
Le vêtement rempart
Le vêtement imposé à certain.e travailleur/euse dans le secteur de la chimie est, au regard des obligations patronales, le dernier rempart de protection du corps contre les risques encourus sur le lieu de travail. En la matière, l’extrême technicité des règles juridiques, la précision des énoncés législatifs et réglementaires (prévention des risques chimiques) laissent peu de marge à l’employeur, à la mesure des risques potentiels. L’employeur doit s’assurer d’une organisation du travail et d’une mise aux normes des lieux de travail (ventilation, portes coupe-feu, etc.) limitant les risques (exposition à des produits nocifs ou accidents) pour ses salarié.es. Des équipements de protection individuelle (EPI) sont des dispositifs destinés à être portés en vue de protéger le travailleur contre des risques susceptibles de menacer sa santé ou sa sécurité. L’équipement exigé, fourni et entretenu gratuitement par l’employeur, peut sembler entravant, lourd et contraignant : casque, lunettes de protection, combinaison, gants. Par ailleurs, les effets personnels des salarié.es doivent pouvoir être déposés en toute sécurité, ce qui exige la mise à disposition de vestiaires, meubles, armoires. Les temps d’habillage et de déshabillage, qui peuvent être conséquents au regard de la complexité des vêtements de protection portés, ne sont pas comptés comme temps de travail, mais doivent être compensés par un temps de repos ou une contrepartie financière.
Mettre en scène : une stratégie pour représenter le réel
Partageant avec nombre de mes confères un attrait pour les lieux et scènes qui échappent au regard, j’ai pensé qu’une occasion en or se présentait à moi avec ce terrain difficile qu’est l’usine chimique. La porte demeurant fermée, j’ai voulu tourner l’impossible en opportunité. Plutôt que d’obéir au premier réflexe du photographe de terrain, faire du reportage, j’ai saisi l’occasion pour tester une autre façon de pratiquer la photographie : la mise en scène. Ici, la photographie assume pleinement son statut d’histoire racontée, on ne tente plus de faire croire au réel. Mon modèle n’est autre que la sociologue du projet. Elle prend la pose sans chercher à incarner ceux qu’elles étudient. Par ses poses, d’une certaine façon, elle narre ses « faits de terrain ». La combinaison est trop grande et habituellement ce sont des hommes qui la portent. Les décors sont attrayants car spectaculaires, les vêtements de protection le sont tout autant, et le personnage de la sociologue crée un léger décalage dans cette situation : les ingrédients pour faire de bonnes photos sont réunis.
Quand l’accès au terrain fait défaut
L’entrée dans une usine chimique est difficile, pour les sociologues, a fortiori en compagnie d’un photographe. La raison avancée est double : l’appareil photo peut être source d’explosion ; les industriels de la chimie peinent à être observés par des regards extérieurs, a fortiori quand sont produites des images, fortement contrôlées dans la chimie. Avec l’impossibilité d’aller sur le terrain, il a fallu chercher des solutions alternatives. Une opportunité a été donnée par un centre de formation qui a permis de pénétrer dans un décor d’atelier, d’accéder aux vêtements de travail disponibles en ce lieu et de jouer les situations observées dans les usines. Ce travail de composition est imposé par le terrain. Si la sociologue du travail doit porter des vêtements de travail pour mener ses enquêtes dans la chimie, elle les revêt ici pour suggérer la réalité de l’usine. La série, artificiellement reconstruite, fait émerger des interrogations sur le rôle de la sociologie et de la photographie pour évoquer le travail dans la chimie : ne pas prendre des images dans le réel est-il moins révélateur des situations observées ? Est-ce la réalité qui parle ? N’est-ce pas la sociologue qui la fait parler ? Par la mise en scène, le choix du cadre et du moment de déclencher, le photographe a dévoilé, un peu à la manière d’August Sanders, quelques éléments de la réalité.