Pour mener ces analyses, une ethnographie multi-située sera réalisée. Comme Marcus (1995) le montre il n’est plus temps d’opposer situation d’enquête ethnographique à système général du monde dans lequel nous vivons. Les sites d’enquêtes sont interconnectés de telle manière que le supposé exotisme du terrain ethnographique n’est plus de mise dans un réseau mondialisé. Nous sommes renvoyé au coeur de notre modernité, et il devient légitime de s’intéresser à l’articulation entre local et global.
La méthodologie (texte intégral)
1- Sur une enquête par pays menée selon une démarche qualitative alliant entretiens libres et semi-directifs auprès d’acteurs individuels ou collectifs et des observations participantes. Ces observations porteront sur des collectifs au travail dans le champ de l’ESS qui sont porteurs d’initiatives sociales, organisationnelles ou techniques.
2- L’enquête visera aussi à s’appuyer sur une observation indirecte :
- étude de documents (lois, décrets, ou textes définissant le champ de l’EES dans les pays concernés, les cadres juridiques et administratifs des initiatives étudiées)
- étude de site internet des ONG, associations, coopératives et de leurs réseaux au niveau national ou international.
3- L’analyse comparative des données recueillies visera à construire des éléments d’interprétation communs.
4- Réalisation d’un séminaire transversal pour orienter le projet de l’ANR
Les projets d’enquête sont répartis sur deux axes thématiques :
– d’une part, des démarches portées par des communautés locales en situation de crise ou post-crise environnementales.
– d’autre part, des expérimentations de communautés politiques de travail et de vie motivées par la« cause » environnementale.
1 – Les cas de communautés locales en situation de crise ou post-crise environnementales.
- Chili – Post-crise salmoniculture : quels renouveaux pour les espaces et acteurs locaux (ONG et communautés locales) ?
L’étude du processus d’industrialisation d’une société rurale traditionnelle (Maurines, 2000) au Chili a permis de comprendre la mondialisation et les controverses entre entreprises transnationales, ONG et Etat. La recherche, qui a déjà été menée a donné lieu à un film, partait du constat de la présence d’un cluster de la salmoniculture (Maurines, 2008). Celui-ci a bouleversé les conditions sociales, sanitaires, économiques et environnementales dans la Xe région. Les travaux de recherche ont également montré comment les ONG et les syndicats professionnels se sont appropriés ces bouleversements comme thématique centrale de leur action au plan local, national et international. Les ONG et les syndicats, via les réseaux de communication et l’organisation de campagnes nationales et internationales, ont porté à la connaissance de la société civile chilienne, des experts nationaux, internationaux et des consommateurs occidentaux les effets de cette industrialisation massive. Les tensions entre l’approche par le modèle de la croissance et par celui du développement durable ont alors été mises en question.
Les ONG, qui ont été précédemment étudiées, ont participé de l’émergence d’un espace public au plan local, national et international. Qu’en est-il aujourd’hui de ces espaces littoraux qui ont été affectés, voire détruits ? Quelles sont les initiatives dont les acteurs locaux et les ONG sont porteurs ? Comment les communautés huilliches, ex-pêcheurs traditionnels, puis salariés des entreprises multinationales recomposent-elles leur mode de vie, dans quelles activités socio-professionnelles ? Comment se sont réorganisés professionnellement les ex-salariés des entreprises qui n’étaient pas issus de la Xeme région et de l’archipel (Derbez, 2009) ? La reconnaissance des droits des peuples autochtones par le Chili participe de nouvelles segmentations locales qui étaient préalablement inexistantes (Gadea, 2009). Dans ce cadre, comment se mettent au travail ONG et associations professionnelles pour innover sur ce territoire où le retour aux formes traditionnelles de vie et de travail collectif basées sur l’entraide et le don contre don n’est plus envisageable sans réajustement important ? La mise en place de circuit-court aquacole, le développement de culture vivrière « biologique » sont en train d’émerger réinterprétant, réinventant par de nouvelles initiatives techniques, organisationnelles et sociales des manières de vivre ensemble.
L’enquête s’appuiera sur des communautés huilliches et des ONG (Canelo de Nos, Fundacion terram, Ecoceana, Oceana, Viva Tierra agricultores organicos de chile, CET Chiloé, RED de agriculturos organicos de Chiloé et de la Xeme région).
- Japon – Emergences d’expérimentations dans le domaine alimentaire après les catastrophes de Fukushima
Le désastre de Fukushima de 2011 a plongé la population dans une situation de vulnérabilité totale, où sont mises en cause simultanément les conditions économiques, sociales en même temps que sanitaires dans lesquelles les personnes sont amenées à vivre (Ribault, 2012). Particulièrement, les conditions de vie et de logement ont été radicalement dégradées, avec la multiplication des « réfugiés » de Fukushima. Cette catastrophe a induit également des transformations dans les pratiques agricoles et alimentaires des japonais, les obligeant à trouver de nouvelles sources d’approvisionnement et des nouveaux modes de production. Du coté des agriculteurs, ils doivent faire face à un changement radical, trouver des réponses à la pollution de leur outil de production et renouveler leurs modes de culture et de production. Les consommateurs voient leurs habitudes alimentaires transformées, élargissant encore la fracture économique.
Si cette catastrophe constitue par son ampleur sans aucun doute un précédent dramatique, elle ne s’inscrit pas moins dans une histoire japonaise faite de crises environnementales récurrentes. Celles-ci ont donné lieu à l’émergence de pratiques alternatives de consommation et de production, comme les coopératives de consommateurs ou des regroupements de producteurs attachés à la préservation de modes de production traditionnels (Amemiya, 2010). Ces expériences constituent de véritables tentatives de réappropriation par les consommateurs des conditions de production des biens alimentaires et des normes de qualité, de soutien aux communautés agricoles en difficultés, et pour les producteurs de conditions de vie et de travail. Elles sont de véritables innovations organisationnelles, car elles mobilisent différents acteurs aux logiques économiques pas forcément convergentes sans recours aux ressources publiques mais en s’appuyant sur les ressources des communautés. Ces innovations sont également marchandes, dans la mesure où elles inventent un nouveau cadre de la relation marchande et renouvellent les règles de l’échange. Enfin, elles introduisent de nouveaux rapports aux espaces en proposant de nouvelles coopérations entre espaces urbains et ruraux, réinventant ainsi la notion de communautés, élargies aux frontières physiques des territoires.
L’objectif de ce terrain est de mener une étude exploratoire pour identifier les innovations dans le domaine alimentaire et agricole qui ont émergé à la suite de la catastrophe de Fukushima. Il s’agit ainsi d’observer si cette catastrophe fait émerger des stratégies et des expériences alternatives de producteurs, de consommateurs et d’organisations, et de comprendre comment elles tendent à renouveler les concepts de communautés et d’expérimentations dans des contextes tendus. Ce terrain constitue un prolongement des
travaux menés en France sur le développement de démarches alternatives de circuits-courts alimentaires. Le terrain japonais ouvre ainsi des perspectives de comparaison et/ou d’enrichissement à l’analyse des pratiques alternatives et innovantes issues de communautés de vie dans le domaine alimentaire.
- Brésil – Quand la Communauté et les savants travaillent ensemble : le cas de l’élevage de crevette par des petits producteurs au Sergipe
L’étude brésilienne sera menée auprès d’une communauté de petits éleveurs de crevettes dans la région alentour de la ville d’Aracaju, dans l’état de Sergipe, Nord-Est du pays. Cette communauté s’est vue menacée d’être interdite par l’organisme de surveillance et de contrôle des menaces environnementales (IBAMA) de continuer ses activités ; car la plupart des bassins d’élevage étaient placés dans des régions de mangrove considérées, par l’Etat brésilien, comme zones de protection de la biodiversité marine.
Suite à l’ouverture d’un procès juridique mettant en cause le bien fondé de cette décision, cette communauté d’éleveurs a pris contact avec des chercheurs du Département d’Ingénierie de Pêche de l’Université de Sergipe pour trouver une solution technique à la question pointée par les autorités et, en même temps, préparer un dossier à remettre au IBAMA et au Secteur Judiciaire chargé des questions écologiques. Naîtra ainsi un partenariat entre Communauté, mouvement social et chercheurs universitaires pour mettre au jour une solution à la fois technique et sociale à la question de la maîtrise des impacts des activités humaines dans des écosystèmes aussi fragiles que les mangroves. L’objectif de cette étude sera de mettre en évidence les multiples innovations que les petits éleveurs de crevettes ont su mettre en oeuvre face à ce contexte hostile sur le plan juridique et à la crise environnementale provoquée, en partie, par leur activité. Des innovations organisationnelles et au niveau des sociabilités, car la communauté met en place très rapidement une coopérative de petits producteurs pour mieux négocier à la fois avec l’État, les grands producteurs et les marchands d’alevins. Des innovations marchandes, car ils vont vendre sur le marché local, jusqu’alors négligé par les grands producteurs. Des innovations, au niveau de la production et de la mise en valeur du savoir scientifique, car les rapports entre la communauté et les chercheurs sont basés sur une complémentarité et une horizontalité des savoirs. Innovation sur le plan de la résolution d’un problème environnemental dans les régions de mangrove, car la coopération entre les éleveurs de crevettes et des chercheurs universitaires a donné lieu à un protocole de pratiques et de gestion des déchets des élevages de crevettes censé ne pas porter atteinte à la biodiversité de l’écosystème. Ainsi, on a ici l’opportunité d’étudier un cas où, de toute évidence, une question publique s’est construite à partir d’un débat autour d’un problème environnemental, où une toile complexe d’enjeux se tisse : les enjeux économiques et sociaux, politiques quant au rôle que doit jouer l’action régulatrice de l’État sur le plan environnemental, cognitifs concernant la place des savoirs scientifiques dans les débats publics sur ces questions et enfin, les enjeux sur les modes de vie et d’organisation du travail des communautés traditionnelles.
La recherche se déroulera sous la forme d’une ethnographie auprès des éleveurs de crevettes dans leur quotidien, notamment en ce qui concerne leur mode de vie, leur organisation du travail, les rapports qu’ils entretiennent aussi bien avec les chercheurs universitaires, qu’avec les autorités responsables de la protection des mangroves.
2 – Les cas d’expérimentations de communautés politiques de travail et de vie motivées par la « cause » environnementale
- France – Cultiver des communautés autour des systèmes de paniers ?
Les systèmes de « paniers » sont un partenariat entre producteurs et consommateurs fondé sur une « proximité » géographique. L’enquête l’envisage comme une communauté localisée d’échanges (d’aliments, monétaires, verbaux, etc.) entre agriculteurs, consommateurs et habitants. Les Associations de Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP), qui sont le modèle des systèmes de paniers en France (Lamine et Perrot, 2008), ont été créées pour « résister » au paradigme agricole « productiviste » mondialisé (Muller, 1984). Ces nouvelles communautés localisées sont donc créées en réaction à la mise en crise d’un modèle de société global. A travers la thématique de la « relocalisation » de l’économie et de l’agriculture, ces dispositifs sont définis comme des « courts-circuits » ou des « solutions locales pour un désordre global » (Serreau 2010), chargés notamment de récupérer la plus value économique captée par les intermédiaires et de réduire les pollutions liées au transport de l’alimentation « industrielle ». Comment des communautés politiques, de travail et d’échange, se tissent et se formalisent autour des paniers ? C’est ce jeu avec les frontières entre local et global, marché et hors marché (politique, social), travail et vie, que nous interrogeons aux niveaux local, national et international.
Depuis la création de la première AMAP en France en 2001, une pluralité d’initiatives qui se réclament de l’offre « panier » s’est développée, donnant lieu à des innovations de formes marchandes liées à l’ESS (Dumain Lanciano 2009). L’étude du collectif de systèmes de paniers « alternatifs » lyonnais nommé « Raccourci » (Dumain Maurines 2012, Dumain 2013), est une réinterprétation du concept AMAP, puisqu’à la différence de ces dernières qui reposent sur le bénévolat, les associations et coopératives (SCIC) qui portent ce collectif ont la particularité d’employer des salariés. Ces dernières constituent alors aussi un lieu d’expérimentation du « travailler autrement » en opposition à la logique salariale.
En réponse à cette prolifération de formes, des macro-acteurs (ou collectifs de systèmes de paniers) formalisent leur différence avec ce qu’ils identifient comme des « faux systèmes ». Comment ces macroacteurs, que sont Raccourci au niveau de l’agglomération lyonnaise et la fédération nationale des AMAP (MIRAMAP), définissent, formalisent et garantissent la qualité « alternative » de ces communautés ? Ils mobilisent notamment le répertoire de l’ESS à travers un travail théorique, juridique et pratique pour
« performer » l’économie et remettre en cause les frontières entre marché, social et politique (Callon et Muniesa, 2008). La formalisation des communautés est une question qui travaille ces collectifs : faut-il labelliser les pratiques agricoles, défendre le concept AMAP par une marque déposée ? Si la formalisation permet d’exclure des démarches définies comme « purement marchandes », elle exclut aussi celles qui rejettent les labels et le formalisme, telles que des communautés de vie, de travail et de lutte (comme « la
commune » Caracoles de sucs).
Quelles communautés politiques se tissent autour des paniers à l’international ? L’enquête envisage le travail du macro-acteur URGENCI pour faire dialoguer ces différentes communautés. La « souveraineté alimentaire » semble enfin tisser une cause commune avec des luttes « cousines » croisées sur le terrain (Paysans sans terre).
- USA – Communauté de vie et innovation par l’exemple : la trajectoire d’Ecovillage à Ithaca
Ecovillage à Ithaca est un lieu de vie pour une soixantaine de familles qui existe depuis vingt ans. Il a été constitué sans ressources publiques ou appel à des fondations privées, comme une organisation, par ses futurs habitants, de la structuration de leur village depuis la conception jusqu’à son occupation. Il ne répond pas à une injonction publique descendante mais à une vision commune, à une collection d’individus. Il est alors issu d’une réflexion sur la réarticulation récente de l’activisme à visée globale sur une expérimentation localisée d’inspiration d’économie solidaire et sociale. Conçue dans le prolongement du « global walk for a livable world » de 1990, cette initiative a bénéficié de la construction progressive du réseau international des écovillages. Elle était fondée sur le principe selon lequel il fallait oeuvrer à montrer un exemple d’organisation solidaire et environnementale dont la viabilité économique aurait un impact plus assurée sur la société en général que des manifestations ou des revendications associatives. La forme coopérative a été choisie aussi bien pour la gestion du lieu que pour le développement de formes alternatives d’activités économiques (télétravail, domiciliation de bureaux dans le village, etc.).
Dès lors, les ressorts de la constitution de la communauté étaient intentionnels et fondés sur la conviction des fondateurs que leur projet personnel passait par le développement de celui des autres. Plutôt que l’attente d’une logique redistributive de places, de statuts et de rôles sociaux par la collectivité solidaire comme on pourrait le voir en France, le collectif des écovillageois s’est créé sur le communautarisme, consistant à participer pour son développement personnel et son sens du devoir envers ses proches, à la possibilité de faire advenir un intérêt commun (Zask 2011).
L’étude des processus innovants, notamment dans le cas des éco-lieux, a beaucoup insisté sur les phases amont de la conception. Ici, dans le cas nord-américain, on tirera profit de l’immersion de l’un d’entre nous pendant 4 ans dans la vie d’un écovillage pour questionner, à l’usage, les processus innovants et réexaminer les réussites, les performances et les échecs de certaines trajectoires technologiques appliquées à des communautés de vie. Comment dépasser la “critériologie” qui définit souvent les normes à appliquer aux écolieux ? De quelle pérennité sont dotés les choix techniques initiaux à l’épreuve de l’évolution des modes de vie, du turn over des familles, et des effets secondaires techniques insoupçonnés au départ et qui se révèlent à l’usage ? Comment une communauté intentionnelle se dote d’une expertise permettant une maîtrise par la base des innovations sociotechniques et leur évaluation en terme d’approfondissement ou d’obstacle à la démocratie dans le village ?